De mauvaises communications découragent les rapines ;

de bonnes communications encouragent les rapines ;

des communications parfaites empêchent les rapines.

VAN BRAAM

 

 

1

 

 

La lune tournait. La femme observait. On avait poli vingt et une facettes à l’équateur de la lune. Elle était là pour l’armer. C’était la Mère Hitton, Maîtresse des Armes de Vieille Australie du Nord.

C’était une blonde joyeuse d’âge indéterminé, au visage coloré. Elle avait les yeux bleus, une forte poitrine, des bras puissants. Elle avait le physique d’une mère, mais le seul enfant qu’elle ait jamais eu était mort depuis bien des générations. Maintenant, elle agissait en mère, non pour un enfant, mais pour une planète entière ; les Norstraliens dormaient en paix parce qu’ils savaient qu’elle veillait. Ses armes dormaient de leur long sommeil fiévreux.

Cette nuit-là, elle regarda pour la deux centième fois le panneau d’alarme. Rien à signaler. Aucune lumière ne clignotait, annonciatrice de danger. Pourtant, elle percevait un ennemi quelque part dans l’univers — un ennemi prêt à les attaquer, elle et son monde, prêt à s’emparer des immenses richesses des Norstraliens — et elle grogna d’impatience. Attaque, petit homme, pensa-t-elle. Attaque, petit homme, et meurs. Ne me fais pas attendre.

Elle sourit, convenant à part elle de l’absurdité de cette notion.

Elle l’attendait.

Et il ne le savait pas.

Lui, le voleur, était parfaitement détendu. Il s’appelait Benjacomin Bozart, et il était passé maître en l’art de la relaxation.

Nul à Solval, sur Ttiollé, n’aurait pu se douter qu’il était gardien-chef de la Guilde des Voleurs, élevé sous la lumière de l’étoile violette. Personne ne pouvait détecter sur lui l’odeur de Viola Siderea. « Viola Siderea, autrefois le plus beau de tous les mondes, avait déclaré Dame Ru, est devenu le plus corrompu. Ses habitants, jadis modèles pour l’humanité, sont maintenant des voleurs, des menteurs et des tueurs. La puanteur de leurs âmes empeste l’atmosphère. » Voilà bien longtemps que Dame Ru était morte. Elle inspirait à tous un profond respect, mais elle s’était trompée. Le voleur n’avait pas d’odeur. Il le savait. Il n’était pas plus « méchant » qu’un requin approchant d’un banc de morues. La nature de la vie est de vivre, et il avait été élevé à vivre comme il devait vivre — en traquant sa proie.

Comment aurait-il pu subsister autrement ? Voilà bien longtemps que Viola Siderea avait été ruinée, lors de la disparition des voiles photoniques et de l’apparition des vaisseaux planoformes qui filaient sans bruit au milieu des étoiles. On avait abandonné ses ancêtres à la mort sur une planète écartée. Ils avaient refusé de mourir. Leur écologie s’était modifiée, et ils étaient devenus prédateurs de l’homme, adaptés par le temps et la génétique à leurs tâches mortelles. Et lui, le voleur, était le champion incontesté de son peuple — le meilleur d'entre les meilleurs.

Benjacomin Bozart.

Il avait juré de dévaliser la Vieille Australie du Nord ou de mourir, et il n’avait pas la moindre envie de mourir.

La plage de Solval était belle et chaude. Ttiollé était une planète de transit où la vie était simple et libre. Il avait deux armes : la chance et lui-même, et il comptait les utiliser au mieux.

Les Norstraliens pouvaient tuer.

Lui aussi.

En ce moment même, en ce lieu, il n’était qu’un touriste heureux sur une jolie plage. Partout ailleurs, n’importe quand, il pouvait être un furet parmi des lapins, un faucon parmi des colombes.

Benjacomin Bozart, voleur et gardien-chef. Il ignorait que quelqu’un l’attendait. Quelqu’un qui ne savait même pas son nom s’apprêtait à réveiller la mort en son honneur. Lui, il était serein.

La Mère Hitton n’était pas sereine. Elle sentait confusément sa présence, mais elle ne parvenait pas encore à le localiser.

L’une de ses armes se mit à ronfler. Elle la retourna.

À mille étoiles de là, Benjacomin Bozart souriait en marchant vers la plage.

 

 

2

 

 

Benjacomin Bozart se sentait bien dans la peau d’un touriste. Son visage bronzé était calme, son regard fier. Sa bouche racée, même lorsqu’il n’arborait pas son sourire charmeur, gardait une courbe attirante et aimable. Il savait séduire sans effort. Il paraissait beaucoup plus jeune qu’il ne l’était. Sur la plage de Solval, il marchait d’un pas élastique et joyeux.

Les vagues venaient mourir sur le sable, couronnées d’écume, comme les brisants de la Vieille Terre. Les habitants de Solval s’enorgueillissaient de ce que leur monde ressemble au Berceau de l’Homme, que bien peu d’entre eux avaient vu. Mais ils connaissaient tous peu ou prou son histoire, et la plupart ressentaient une fugitive anxiété lorsqu’ils pensaient à l’ancien gouvernement qui exerçait encore le pouvoir politique à travers l’immensité de l’espace. Ils n’aimaient pas la vieille Instrumentalité de la Terre, mais ils la respectaient et la craignaient. Les vagues leur rappelaient les bons côtés de la Terre ; ils préféraient oublier ses aspects moins plaisants.

Cet homme était comme un des bons côtés de la Terre. Ils ne sentaient pas la puissance qu’il recelait en lui. Ils lui souriaient d’un air distrait en le croisant sur la plage.

L’atmosphère était tranquille, le paysage serein. Il tourna son visage face au soleil. Il ferma les yeux, laissant la chaleur des rayons transpercer ses paupières et l’illuminer de son réconfort.

Benjacomin rêvait du plus grand vol jamais conçu par un homme. Il rêvait de voler une énorme part des biens du monde le plus riche que l’humanité ait jamais édifié. Il pensait à ce qui se passerait quand il ramènerait enfin ces trésors sur Viola Siderea où il avait grandi. Benjacomin détourna son visage du soleil et considéra nonchalamment les baigneurs.

Aucun Norstralien encore. Ils étaient assez faciles à reconnaître. C’étaient de grands gaillards au visage coloré ; athlètes superbes, et pourtant, à leur façon, innocents, jeunes et très résistants. Depuis deux cents ans, il s’entraînait pour ce vol, la Guilde des Voleurs de Viola Siderea ayant prolongé sa vie dans ce but. Lui-même incarnait les rêves de sa planète, monde pauvre jadis situé au carrefour des routes commerciales, désormais avant-poste perdu et repaire de pillards.

Il vit une Norstralienne sortir de l’hôtel et descendre sur la plage. Il attendit, il regarda, et il rêva. Il avait une question à poser, à laquelle aucun Australien adulte ne répondrait.

« Curieux, se dit-il, de les appeler “Australiens” même en ce moment. D’user du très, très ancien nom terrestre de ce peuple riche, brave, résistant. Des enfants combatifs installés sur la moitié du monde… et devenus les tyrans de toute l’humanité. Ils possèdent la richesse. Ils possèdent la drogue santaclara, et les autres peuples vivent ou meurent selon les rapports qu’ils entretiennent avec les Norstraliens. Mais pas moi. Et pas mon peuple. Moi et mon peuple, nous sommes des loups pour l’homme. »

Benjacomin attendit patiemment. Bronzé par la lumière de nombreux soleils, il paraissait quarante ans bien qu’il en eût deux cents. Il était vêtu simplement, en vacancier. Il aurait pu être vendeur intermondes, joueur vétéran, directeur adjoint d’astroport. Il aurait même pu être détective patrouillant les voies commerciales. Ce n’était pas le cas. Il était voleur. Et si bon voleur que les gens lui confiaient leurs biens d’eux-mêmes, parce qu’il leur paraissait paisible et rassurant avec ses yeux gris et ses cheveux blonds. Benjacomin attendit. La femme lui jeta un bref regard, plein de soupçons non déguisés.

Ce qu’elle vit dut la rassurer. Elle passa, et se tourna pour crier vers la dune : « Viens, Johnny, on peut nager ici. » Un garçon de huit à dix ans surgit au sommet et courut vers sa mère.

Benjacomin se tendit comme un cobra. Il étrécit les yeux, son regard se fit incisif.

Il avait trouvé sa proie. Pas trop jeune, pas trop vieille. Trop jeune, sa victime n’aurait pas connu la réponse ; trop vieille, elle ne la lui aurait pas révélée. Les Norstraliens étaient réputés pour leurs qualités guerrières et les adultes trop forts, physiquement et mentalement, pour que quiconque se risque à les attaquer.

Benjacomin savait que tous les voleurs qui s’étaient approchés de la planète des Norstraliens et avaient tenté de dévaliser le monde de rêve qu’était Vieille Australie du Nord avaient perdu le contact avec leur peuple et étaient morts. Plus personne n’avait jamais entendu parler d’eux.

Et pourtant, il savait que des centaines de milliers de Norstraliens devaient connaître le secret. De temps en temps, ils en plaisantaient. Benjacomin avait entendu ces plaisanteries dans sa jeunesse, et maintenant, devenu plus que vieillard, il n’avait toujours pas progressé vers la réponse. La vie coûtait très cher. Sa troisième était bien avancée. Ses vies lui avaient été honnêtement achetées par son peuple, tous braves voleurs, qui avaient payé avec l’argent durement gagné de leurs rapines pour que le plus grand d’entre eux reste en vie. Benjacomin n’aimait pas la violence. Mais s’il fallait en user pour préparer le plus grand vol de tous les temps, il était prêt à en user.

La femme le regarda de nouveau. L’expression maléfique qui avait fugitivement assombri le visage de Benjacomin avait fait place à la bienveillance ; il était calme. Elle le surprit en cet instant de relaxation. Il lui plut.

Elle sourit, et, avec cet embarras si caractéristique des Norstraliens, demanda : « Cela ne vous dérangerait pas de surveiller mon fils un moment pendant que je me baigne ? Je crois que nous nous sommes vus à l’hôtel.

— Cela ne me dérange pas, dit-il. Je le surveillerai volontiers. Viens, fiston. »

À travers les dunes ensoleillées, Johnny marcha vers sa mort. Il arriva à portée de l’ennemi de sa mère.

Mais sa mère s’était déjà détournée.

Benjacomin tendit le bras et saisit l’enfant par l’épaule. Il le fit tourner vers lui et le força à s’asseoir. Le garçon n’avait pas eu le temps de pousser un cri que déjà la drogue de vérité injectée par Benjacomin coulait dans ses veines.

Il se cabra sous l’effet de la douleur, puis la puissante drogue lui paralysa le cerveau.

Benjacomin jeta un coup d’œil vers la mer. La femme nageait. Elle les regarda avec insouciance. À ses yeux, l’enfant regardait quelque chose que lui montrait l’étranger.

« Et maintenant, fiston, disait Benjacomin, quelles sont les défenses extérieures ? »

Le garçon ne répondit pas.

« Quelles sont les défenses extérieures, fiston? Quelles sont les défenses extérieures ? » répéta Benjacomin.

L’enfant garda le silence.

Bozart frémit d’horreur en comprenant qu’il avait joué la sécurité de sa planète, joué tous ses plans même dans cette tentative pour percer le secret des Norstraliens.

Et il était tenu en échec par une méthode bien simple : l’enfant était déjà conditionné contre toute attaque. Toute manœuvre pour le forcer à révéler le secret provoquait un réflexe conditionné de mutisme total. Il était littéralement incapable de parler.

Ses cheveux mouillés luisant sous le soleil, la mère se tourna vers eux et cria : « Tout va bien, Johnny ? »

Benjacomin agita la main. « Je lui montre des photos, m’dame. Elles lui plaisent. Prenez votre temps. » La mère hésita, puis se détourna et, nageant lentement, s’éloigna du rivage.

Johnny, totalement sous l’emprise de la drogue, reposait mollement sur les genoux de Benjacomin, tel un infirme.

Benjacomin dit : « Johnny, tu vas mourir, et tu souffriras terriblement si tu ne me dis pas ce que je veux savoir. » L’enfant se débattit, sans force. Benjacomin ajouta : « Je vais te faire souffrir si tu ne me dis pas ce que je veux savoir. Quelles sont les défenses extérieures ? Quelles sont les défenses extérieures ? »

L’enfant recommença à se débattre, et Benjacomin comprit qu’il luttait pour obéir à son ordre. Il lâcha l’enfant qui, tendant l’index, se mit à écrire dans le sable humide.

L’ombre d’un homme arrivant derrière eux se projeta sur le sable.

Benjacomin, vigilant, prêt à faire face, tuer ou s’enfuir, s’allongea à côté de l’enfant et dit : « Quel merveilleux rébus ! Il est excellent. Continue. »

Il sourit à l’adulte qui passait. C’était un étranger, dont le regard soupçonneux se fit bienveillant devant le visage aimable de Benjacomin, qui jouait si gentiment, si tendrement avec l’enfant.

Le doigt continuait à dessiner des lettres dans le sable.

Et il lut l’énigme : LES TITIS CHATONS DE LA MÈRE HITTON.

La femme revenait, la mère qui allait poser des questions. Benjacomin releva la manche de sa veste et sortit sa deuxième aiguille, injectant un poison lent que le laboratoire mettrait des jours ou des semaines à détecter. Il l’enfonça directement dans le cerveau de l’enfant, à la racine des cheveux, qui cacheraient la minuscule piqûre. L’aiguille d’une dureté incroyable transperça les os du crâne. L’enfant était mort.

Le meurtre était accompli. Benjacomin, d’un geste désinvolte, effaça le secret inscrit sur le sable. La femme approchait. Il lui cria, plein d’une bienveillante inquiétude : « M’dame, venez vite, je crois que votre fils a eu un coup de chaleur. Il s’est évanoui. »

Il donna à la mère le corps de son fils. Elle prit un air inquiet. Elle paraissait à la fois effrayée et sur le qui-vive, ne sachant comment réagir.

Pendant quelques terribles secondes, elle le regarda droit dans les yeux.

Ses deux cents ans d’entraînement produisirent le résultat voulu. Elle ne détecta rien. Le meurtre ne se lisait pas sur le visage du meurtrier. Le faucon restait dissimulé sous la colombe. Le cœur était masqué sous le visage bien entraîné.

Avec son assurance toute professionnelle, Benjacomin se détendit. Il s’était préparé à la tuer aussi, bien qu’il ne soit pas du tout sûr de pouvoir éliminer une Norstralienne adulte. Serviable, il proposa: « Restez ici avec lui. Je cours à l’hôtel chercher de l’aide. Je ne serai pas long. »

Il partit en courant. Un employé de plage l’aperçut et se précipita vers lui. « Le petit garçon est malade », lui cria Benjacomin.

Il revint vers la mère. Sur le visage de celle-ci se lisait maintenant la douleur de la tragédie, la perplexité, mais aussi quelque chose de plus : le doute.

« Il n’est pas malade, dit-elle. Il est mort.

— C’est impossible. » Benjacomin avait pris l’air attentionné. Il se sentait attentionné. Il se força à exsuder la compassion par tous les pores de sa peau, par tous les muscles de son visage. « C’est impossible. Je lui parlais il y a une minute. On dessinait des puzzles dans le sable. »

La mère reprit la parole, d’une voix creuse, brisée, qui semblait avoir perdu à jamais le ton de la parole humaine et resterait toujours marquée par cette douleur imprévue. « Il est mort. Vous l’avez vu mourir, et moi aussi, sans doute. Je ne comprends pas ce qui est arrivé. Il était bourré de drogue santaclara. Il avait mille ans à vivre, mais il est mort. Quel est votre nom ?

— Eldon, dit Benjacomin. Eldon le représentant, m’dame. Je viens ici très souvent. »

 

 

3

 

 

« Les titis chatons de la Mère Hitton. Les titis chatons de la Mère Hitton. »

La phrase stupide résonnait sans cesse dans sa tête. Qui était la Mère Hitton ? De qui était-elle la mère ? Que voulait dire « titis » ? Était-ce la déformation de « petits » ? Des petits chats ? Ou s’agissait-il d’autre chose ?

Avait-il tué un idiot pour obtenir une réponse idiote ?

Combien de jours devrait-il rester ici, en compagnie de cette femme accablée, rongée par le doute ? Combien de jours devrait-il passer à attendre et à observer ? Il avait hâte de retourner sur Viola Siderea. Pour communiquer le secret, aussi dérisoire soit-il, à ses amis qui l’étudieraient. Qui était la Mère Hitton ?

Il se força à sortir de sa chambre et à descendre.

La confortable monotonie de la vie dans ce grand hôtel était telle que les autres clients le considérèrent avec intérêt. C’était lui qui avait vu mourir l’enfant sur la plage.

Quelques amateurs de scandales avaient forgé des histoires extraordinaires, selon lesquelles il aurait tué l’enfant. D’autres les contestaient, affirmant qu’ils le connaissaient très bien. C’était Eldon le représentant. C’était ridicule.

Les vaisseaux planoformes, avec les Braves-Capitaines aux commandes, filaient entre les étoiles, les gens faisaient la navette entre les mondes — quand ils avaient de quoi payer leur passage aller-retour — comme des feuilles qui voguaient au vent, mais personne n’avait guère changé. Benjacomin se trouvait placé devant un tragique dilemme. Il savait fort bien que toute tentative pour décoder la réponse serait immédiatement captée par les dispositifs protecteurs des Norstraliens.

Vieille Australie du Nord était immensément riche. Sur toutes les routes des étoiles, on savait que ses habitants payaient des mercenaires, des espions, des agents secrets et des dispositifs d’alerte.

Même le Berceau de l’Homme — la Vieille Terre, qu’aucune somme d’argent ne pouvait corrompre — était corrompu par le remède vital. Une once de drogue santaclara, sous la forme cristallisée nommée « stroon », donnait quarante à soixante années supplémentaires de vie. Le stroon entrait sur la Terre once par once, livre par livre, mais la Vieille Australie du Nord le raffinait tonne par tonne. Avec un tel trésor, les Norstraliens possédaient un monde inimaginable à la richesse sans limites. Ils pouvaient tout acheter. Ils pouvaient payer avec la vie des autres.

Pendant des années, ils avaient secrètement acheté des étrangers pour assurer leur propre sécurité.

Debout au milieu du hall, Benjacomin se répétait mentalement : « Les titis chatons de la Mère Hitton. »

Son esprit possédait la sagesse et la richesse d’un millier de mondes, mais il n’osait demander à personne ce que cela signifiait.

Soudain il sourit.

Il avait l’air d’un homme qui vient de penser à un bon jeu, à une diversion agréable et bienvenue, au souvenir d’un ami ou à un nouveau mets à goûter. Il venait d’avoir une idée réjouissante.

Il existait une source d’informations qui ne le trahirait pas. La bibliothèque. Il pouvait au moins dépister des détails évidents, découvrir ce qui, dans le secret arraché à l’enfant au prix de sa vie, se trouvait déjà dans le domaine public.

Il n’aurait pas risqué sa sécurité en vain, Johnny ne serait pas mort en vain s’il découvrait la clé de l’un des quatre mots. Mère, ou Hitton, ou chatons, ou le sens particulier donné à titis. Il pourrait ainsi trouver l’accès aux trésors de Norstralie.

Il pivota sur lui-même, en proie à la jubilation. Il se dirigea d’un pas léger vers la salle de billard, derrière laquelle se trouvait la bibliothèque. Il entra.

L’hôtel était très luxueux et très vieux jeu. Il possédait même des livres en papier, avec des reliures authentiques. Benjacomin traversa la salle. Il vit l’Encyclopédie Galactique en deux cents volumes. Il prit le volume indexé « Hi-Hi » et l’ouvrit aux dernières pages, cherchant si le nom de « Hitton » s’y trouvait. Il y était : « Hitton, Benjamin. Pionnier de la Vieille Australie du Nord. Passe pour le fondateur du système de défense. 10.719-17.213 apr. J.-C. » C’était tout. Benjacomin consulta les autres volumes. Le mot « chaton » n’apparaissait nulle part, ni dans l’encyclopédie ni dans aucun catalogue. Il quitta la bibliothèque et remonta dans sa chambre.

« Titis » ne figurait nulle part non plus. C’était probablement une erreur de l’enfant.

Il prit un risque. La mère, à demi aveuglée par l’accablement et la douleur, était assise sur la véranda. Les autres femmes lui tenaient compagnie. Elles savaient que son mari allait bientôt arriver. Benjacomin s’approcha pour lui faire ses adieux. Elle ne le vit pas.

« Je dois partir, m’dame. Je m’en vais sur la planète voisine, mais je serai de retour dans deux ou trois semaines subjectives. Je laisse mon adresse à la police pour le cas où vous auriez des questions urgentes à me poser. »

Il quitta la mère en pleurs.

Benjacomin quitta le paisible hôtel. Il obtint une place prioritaire dans le premier vaisseau en partance.

La police de Solval, débonnaire, ne fit aucune objection à sa soudaine demande de visa. Après tout, il avait une identité, il avait de l’argent, et ce n’était pas la coutume à Solval de contrarier les touristes. Benjacomin monta sur le vaisseau et, tandis qu’il se dirigeait vers la cabine où il pourrait se reposer quelques heures, un homme vint se placer à côté de lui. Encore jeune, raie au milieu, petit, yeux gris.

Cet homme était l’agent local de la police secrète norstralienne.

Benjacomin, si entraîné qu’il soit, ne le flaira pas. Il ne lui vint pas un instant à l’esprit que la bibliothèque était sensibilisée et que le mot « chatons » constituait à lui seul un signal d’alarme. La simple consultation de ce mot dans l’encyclopédie avait déclenché le piège.

L’inconnu le salua de la tête. Benjacomin lui rendit son salut et engagea la conversation. « Je suis représentant de commerce, au repos entre deux tournées. Mes affaires ne vont pas très bien. Et les vôtres ?

— Aucune importance pour moi, je ne suis pas dans les affaires. Je suis technicien. Je m’appelle Liverant. »

Benjacomin l’évalua du regard. C’était bien un technicien. Ils se serrèrent poliment la main. Liverant ajouta : « Je vous rejoindrai au bar un peu plus tard. Pour le moment, je voudrais me reposer un peu. »

Ils s’allongèrent et n’échangèrent plus un mot pendant que l’éclair du planoforme traversait le navire. L’éclair passa. D’après les livres et l’enseignement, ils savaient que le vaisseau filait dans un espace bidimensionnel et que la fureur du Grand Extérieur, d’une façon ou d’une autre, alimentait les ordinateurs, eux-mêmes dirigés par le Brave-Capitaine installé aux commandes.

Ils savaient tout cela, mais ne le sentaient pas. Ils n’éprouvaient que le petit aiguillon d’une douleur ténue.

Le système de ventilation diffusait des sédatifs dans l’air. Ils s’attendaient tous deux à se retrouver un peu saouls.

Benjacomin Bozart, en bon voleur, était entraîné à résister à l’ivresse et à la confusion mentale. Une farouche résistance animale, implantée dans son inconscient pendant ses premières années de formation, se serait opposée à la moindre tentative de pénétration télépathique. Mais Bozart n’avait suivi aucun entraînement contre les ruses subtiles d’un technicien. Il n’était jamais venu à l’idée de la Guilde des Voleurs qu’un de ses membres se trouverait en butte à des manipulations psychiques émanant d’agents étrangers. Liverant avait déjà contacté Norstralie — Norstralie dont l’argent étendait sa puissance à toutes les étoiles, Norstralie qui avait placé des alarmes sur un millier de mondes contre la simple éventualité d’intrusion d’un indésirable.

Liverant se mit à bavarder. « Je regrette de ne pas aller plus loin. Je voudrais me rendre sur Olympie. On peut acheter n’importe quoi, là-bas.

— Il paraît, dit Bozart. C’est une curieuse planète, mais sans grandes possibilités pour un homme d’affaires, n’est-ce pas ? »

Liverant éclata de rire, d’un rire sincère et joyeux. « En effet. Ils ne commercent pas, ils troquent. Ils rassemblent le butin amassé sur un millier de mondes, et le revendent, transformé, repeint, modifié. C’est leur spécialité. Tous les habitants sont aveugles. C’est un monde étrange. Mais il suffît d’y aller et on peut obtenir tout ce qu’on veut. Quand je pense à tout ce que je pourrais y faire en un an ! Juste des aveugles et moi, et quelques touristes. Et toutes les richesses que tout le monde croyait perdues, la moitié des vaisseaux avariés, les colonies oubliées (elles ont toutes été nettoyées)… bang ! tout se retrouve sur Olympie. »

En fait, Olympie n’était pas ce monde de rêve, et Liverant ignorait pourquoi il était chargé d’y envoyer le tueur. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il avait un devoir à remplir, et que ce devoir consistait à montrer le chemin à l’intrus.

Bien des années avant leur naissance à tous deux, un mot de code avait été implanté dans les fichiers, les livres, les emballages et les factures : « chatons ». C’était le nom de code désignant la lune extérieure servant d’avant-poste à la défense norstralienne. Il suffisait de l’employer et aussitôt l’alerte se propageait comme à travers un système nerveux aussi brûlant qu’un fil de tungstène incandescent.

Quand ils se dirigèrent vers le bar, Benjacomin avait déjà presque oublié que c’était son nouvel ami qui l’avait encouragé à aller sur Olympie. Il devait retourner sur Viola Siderea et obtenir les crédits nécessaires pour aller s’emparer des richesses et du monde d’Olympie.

 

 

4

 

 

De retour sur sa planète natale, Bozart reçut un accueil simple mais cordial.

Les Aînés de la Guilde des Voleurs lui souhaitèrent la bienvenue et le congratulèrent.

« Qui d’autre aurait pu faire ce que tu as fait, mon garçon ? Tu as joué le premier coup d’une partie d’échecs toute nouvelle. Jamais enjeu n’avait été plus élevé. Nous tenons un nom propre ; nous tenons le nom d’un animal. Mettons-nous tout de suite au travail. »

Le Conseil des Voleurs consulta sa propre encyclopédie. Ils cherchèrent le nom de « Hitton », et trouvèrent la référence « chatons ». Ils ne savaient pas que c’était une fausse piste, montée de toutes pièces par un agent secret résidant sur leur monde.

Il s’agissait d’un compatriote, retourné par les Norstraliens des années auparavant, au beau milieu de sa carrière, acculé à se convertir à une honnêteté temporaire, soumis à un odieux chantage et renvoyé sur sa planète natale. Pendant bien des années, il avait attendu le signal redouté — signal qui, il le savait, émanerait des services secrets norstraliens — mais il n’aurait jamais imaginé qu’on lui demanderait un travail aussi simple. On lui avait juste envoyé une page à ajouter à l’Encyclopédie. Il avait livré le paquet, puis il était rentré chez lui, épuisé. Les années de crainte et d’attente avaient failli avoir raison du voleur. Il s’était converti à l’ivrognerie pour conjurer la hantise du suicide. Mais les pages restaient en ordre, y compris la nouvelle, légèrement altérée à l’intention de ses confrères. L’Encyclopédie signalait le changement comme n’importe quelle révision normale, mais le texte de l’article était totalement nouveau et falsifié.

Au-dessous du passage authentique, la révision, datée de la vingt-quatrième année de la seconde édition, indiquait :

 

Les « chatons » de Norstralie ne sont rien d’autre que l’usage de moyens organiques pour déclencher chez le mouton mutant de la Terre la maladie à virus dont on tire la drogue santaclara. Le terme de « chaton » a joui d’une vogue temporaire pour désigner à la fois la maladie et la propriété qu’a cette maladie de se détruire elle-même en cas d’attaque extérieure. On pense que ce procédé est dû à Benjamin Hitton, l’un des premiers pionniers de Norstralie.

 

Le Conseil des Voleurs lut l’article, et son Président annonça : « Tes papiers sont prêts. Tu peux partir immédiatement. Où veux-tu aller? À Neuhambourg ?

— Non, dit Benjacomin, j’aimerais mieux essayer Olympie.

— D’accord pour Olympie, dit le Président. Mais prudence. Il n’y a qu’une chance sur mille que tu échoues, mais, dans ce cas, nous serions contraints de payer. »

Avec un sourire énigmatique, il remit à Benjacomin une hypothèque en blanc sur tous les biens de Viola Siderea et sur toute sa production à venir jusqu’à la fin des temps.

Le Président ricana. « Ce serait terrible que tu sois amené à emprunter assez d’argent pour nous forcer à devenir honnêtes… et que tu perdes tout.

— Rien à craindre, dit Benjacomin. S’il ne tient qu’à moi, ça ne se produira pas. »

 

Il est des mondes où meurent les rêves, mais la nuageuse Olympie n’est pas de ceux-là. Sur Olympie, les yeux des hommes et des femmes brillent, car ils ne voient pas.

« Au temps où nous pouvions voir, écrit Nachtigall, l’éclat du jour avait la couleur de la souffrance. Si ton œil t’offense, arrache-le, car le péché n’est pas dans l’œil mais bien dans l’âme. »

De tels discours sont chose courante sur Olympie, où les colons sont devenus aveugles depuis très longtemps et se jugent maintenant supérieurs aux voyants. Ils ont des radars reliés au cerveau ; ils perçoivent les radiations aussi bien que les sous-êtres avec leurs drôles de petits aquariums suspendus au milieu du visage. Leurs images sont nettes, et ils exigent la netteté. Leurs édifices s’élèvent à des hauteurs extraordinaires et selon des angles impossibles. Leurs enfants aveugles chantent des chansons reproduisant le rythme des saisons, lesquelles se suivent avec une rigueur toute géométrique.

C’est là que se rendit Benjacomin Bozart. Parmi les aveugles, ses rêves s’embrasèrent, et il paya pour des informations qu’aucun être vivant n’avait jamais possédées.

Olympie aux nuages aigus, au ciel liquide, passa devant lui comme le rêve d’un autre. Il n’avait pas l’intention de s’attarder sur cette planète, car il avait rendez-vous avec la mort dans l’espace constellé et poisseux baignant Norstralie.

Une fois sur Olympie, Bozart mit au point son plan d’attaque. Le lendemain de son arrivée, il eut un coup de chance. Il rencontra un certain Lavender, qu’il était certain de connaître de nom. Il n’était pas membre de la Guilde des Voleurs, mais c’était un fameux gredin, jouissant d’une désastreuse réputation dans toutes les étoiles de la Galaxie.

Pas étonnant qu’il ait rencontré Lavender. Au cours de la semaine précédente, son oreiller lui avait quinze fois raconté son histoire. Et tous ses rêves étaient inspirés par le contre-espionnage norstralien. Ils l’avaient pris de vitesse, et, arrivés avant lui sur Olympie, avaient tout préparé pour qu’il ait ce qu’il méritait. La police norstralienne n’était pas cruelle, mais elle avait pour mission de défendre son monde. Et elle avait aussi le meurtre d’un enfant à venger.

L’entrevue où Benjacomin se décida à proposer un marché à Lavender fut dramatique.

Le truand rejeta d’emblée toutes ses propositions.

« Je ne veux pas aller sur une autre planète. Je ne veux pas dévaliser un autre monde. Je ne veux rien voler. Je suis un aventurier, je le sais, mais je ne veux pas me faire tuer, et c’est ce qui va t’arriver.

— Pense à ce qui nous attend. Pense à la fortune. Il y a ici plus d’argent à gagner que dans toute autre entreprise jamais tentée par les hommes. »

Lavender éclata de rire.

« Tu crois que c’est la première fois que j’entends ça ? Tu es un gredin, et je suis un gredin. Je ne me paye pas de paroles. Je veux être payé d’avance. Je suis un guerrier, et tu es un voleur, et je ne te demande pas quels sont tes projets… mais je veux mon argent d’avance.

— Je n’en ai pas », dit Benjacomin.

Lavender se leva.

« Alors, tu n’aurais rien dû me demander. Parce que mon silence te coûtera cher, que nous fassions affaire ou non. »

Les négociations s’engagèrent.

Lavender était très laid. C’était un homme ordinaire qui avait déployé bien des efforts pour se transformer en truand. La corruption exige un gros travail. Et les efforts laissent parfois des traces sur le visage.

Bozart le regarda, avec un sourire amical, pas même méprisant.

« Mets-moi en joue pendant que je tire quelque chose de ma poche », dit Bozart.

Lavender ne releva même pas ces paroles. Il ne sortit aucune arme. Il passa lentement le pouce sur le bord de sa main. Benjacomin reconnut le signe, mais ne broncha pas.

« Tiens, dit-il. Un crédit planétaire. »

Lavender se remit à rire. « Ça aussi, je connais.

— Prends-le », dit Bozart.

L’aventurier prit la carte laminée. Il haussa les sourcils. « C’est un vrai, souffla-t-il. C’est un vrai. » Il posa sur Bozart un regard beaucoup plus amical. « C’est la première fois que j’en vois un authentique. Quelles sont tes conditions ? »

Ils parlaient au milieu de la foule des Olympiens qui allaient et venaient autour d’eux dans leurs vêtements noirs et blancs au contraste spectaculaire, chapeaux et manteaux ornés de splendides dessins géométriques. Absorbés par les négociations, les deux étrangers ignoraient les indigènes.

Benjacomin se sentait en parfaite sécurité. En échange des services du Capitaine Lavender, ex-officier des Patrouilles Spatiales Impériales, il lui offrit tous les revenus de Viola Siderea pour une durée d’un an. Il lui donna l’hypothèque où la garantie d’un an était inscrite. Même sur Olympie, il existait des machines comptables qui transmirent la transaction à la Terre, validant l’hypothèque et consacrant l’engagement désormais souscrit par la planète des voleurs.

« Bon, se dit Lavender, voici le premier pas vers la vengeance. » Après la disparition du voleur, sa planète devrait honnêtement payer sa dette. Lavender considéra Benjacomin avec un intérêt presque clinique.

Benjacomin, se méprenant, crut discerner chez lui de la sympathie et lui adressa son sourire charmeur. Heureux, il tendit à Lavender sa main droite pour sceller solennellement leur pacte. Il ne sut jamais quel pacte scellait cette poignée de mains.

 

 

5

 

 

« Grise est la terre. Grise est l’herbe d’un horizon à l’autre. Pas une montagne, haute ou basse, uniquement des collines, et du gris, du gris à perte de vue.

» Telle est Norstralie.

» Toute la fange a disparu —et tout le labeur, l’attente et la peine.

» Les moutons bruns sont répandus sur l’herbe bleu-gris sous le plafond bas des nuages.

» Choisis ton mouton, camarade, c’est le malade qui paye. Invente-moi une planète, camarade, ou donne-moi un fragment d’immortalité. L’air est doux au pays des trolls et des oiseaux déments, et ce pays, le voici.

» Ainsi parle le Livre, mon fils.

» Si l’on n’a jamais vu Norstralie, on ne peut l’imaginer. Si on l’a vue, on n’en croit pas ses yeux.

» Les cartes la nomment Vieille Australie du Nord. »

Et là, au cœur de ce monde, se trouvait la ferme qui gardait la planète.

C’était la ferme Hitton, forteresse hérissée de tours reliées par un réseau de fils, dont certains pendaient mollement et d’autres luisaient d’un éclat inconnu sur la Terre. Entre les tours s’étendaient des espaces de sol libre entourant douze hectares de ciment balayés par des radars. La ferme vivait son train-train quotidien. En son centre se dressait un groupe de bâtiments. C’est là que Katherine Hitton exécutait la tâche que sa famille avait acceptée jadis pour la défense de leur monde.

Nul germe n’entrait, nul germe ne sortait. Toute la nourriture venait par transmetteur spatial. À l’intérieur vivaient des animaux, qui ne dépendaient que d’elle seule. Si elle devait mourir de mort soudaine, par malchance ou des suites d’une blessure infligée par l’un de ses animaux, les autorités avaient des fac-similés de sa personnalité, qui leur serviraient à former sous hypnose les gardiens qui lui succéderaient.

L’endroit était balayé par le vent gris soufflant des collines, tourbillonnant sur le ciment gris, giflant au passage les tours des radars. La lune captive, la lune à facettes polies se trouvait toujours juste au-dessus de la ferme. Le vent fouettait les bâtisses grises qui vibraient sous l’impact et balayait les hectares de ciment avant de se perdre dans les collines.

À l’extérieur, la vallée n’avait guère nécessité de camouflage. Elle était semblable à Norstralie tout entière. Le ciment lui-même était teinté pour avoir l’apparence d’une terre pauvre. Telle était la ferme et telle était la femme. Ensemble, elles constituaient les défenses extérieures du monde le plus riche de l’humanité.

Katherine Hitton regarda par la fenêtre et rêva. « Encore quarante-deux jours avant d’aller au marché. Comme je l’aime, ce jour où j’entends la musique entraînante. »

 

Oh, circuler dans tout le marché

Au sein de mon peuple fier et guilleret !

 

Elle prit une profonde inspiration. Elle aimait ces collines grises — alors qu’elle avait vu bien des mondes dans sa jeunesse. Puis elle se retourna vers le bâtiment où l’attendaient ses animaux et ses devoirs. C’était elle, la seule et unique Mère Hitton, et c’étaient ses titis chatons.

Elle circulait parmi eux. Elle et son père les avaient sélectionnés à partir d’une variété de visons de la Terre, la plus petite, la plus féroce et la plus démente qui ait jamais existé sur le Berceau de l’Homme. Les visons leur avaient permis d’écarter les autres prédateurs qui auraient pu nuire aux moutons, producteurs de stroon. Mais ces visons-là étaient nés fous furieux.

Pendant des générations, on les avait conditionnés à une psychose délirante. Ils ne vivaient que pour mourir, et ils mouraient pour rester en vie. Tels étaient les chatons de Norstralie. Des animaux chez qui la terreur, la rage, la faim et le sexe étaient toujours étroitement associés ; qui pouvaient se dévorer eux-mêmes ou s’entre-dévorer, dévorer leurs petits ou les gens ou toute autre matière organique ; animaux nés pour se haïr d’une haine virulente, et qui survivaient uniquement parce qu’ils ne se réveillaient que ligotés sur leurs couches, toutes leurs griffes immobilisées, pour les empêcher de se blesser ou de blesser les autres. Au cours de toute leur vie, la Mère Hitton ne les éveillait que pendant quelques instants, ils se reproduisaient et tuaient. Elle n’en réveillait que deux à la fois.

Elle passa l’après-midi à circuler entre les cages. Les animaux endormis dormaient paisiblement. La nourriture circulait dans leurs veines ; ils vivaient parfois des années sans se réveiller. Elle les accouplait lorsque les mâles n’étaient qu’à moitié réveillés et les femelles juste assez excitées pour accepter ses traitements vétérinaires. Elle-même enlevait les petits à leur mère dès qu’elle avait mis bas. Alors elle les nourrissait pendant quelques semaines d’heureuse innocence, jusqu’au jour où leur nature adulte commençait à se révéler; leurs yeux rouges brillaient d’excitation et de folie ; ils hurlaient leur rage à petits cris stridents et terrifiants dont résonnait tout le bâtiment ; leurs jolies petites têtes duveteuses se contorsionnaient de fureur ; et ils roulaient des yeux fous en déployant toutes leurs griffes acérées.

Elle n’en éveilla aucun ce jour-là. Au contraire, elle resserra leurs liens et leur supprima toute nourriture, remplaçant celle-ci par une potion stimulante à effet retardé qui, lorsqu’elle les éveillerait, leur rendrait immédiatement toute leur féroce lucidité sans passer par un stade de stupeur hébétée.

Enfin elle s’administra un puissant sédatif, se renversa dans son fauteuil et attendit l’appel qui ne pouvait manquer de survenir.

Lorsqu’elle ressentirait le choc du signal, elle ferait ce qu’elle avait déjà fait des milliers de fois.

Elle déclencherait un bruit intolérable dans tout le laboratoire.

Des centaines de visons mutants s’éveilleraient et plongeraient dans la vie, fous de faim, de rage, de haine et de luxure. Ils lutteraient contre leurs liens, essayeraient de se tuer, de tuer leurs congénères, leurs petits, la mère Hitton elle-même. Ils combattraient n’importe qui et n’importe où, et ils continueraient jusqu’au bout de leurs forces.

Elle le savait. Au milieu de la pièce se trouvait un récepteur, relais emphatique direct, capable de recueillir les ondes télépathiques primaires. C’est dans ce récepteur que se concentraient les émotions des titis chatons de la Mère Hitton.

La haine, la rage, la faim et le sexe s’y voyaient amplifiés bien au-delà des limites du supportable, puis de nouveau amplifiés. Cette émission télépathique était encore amplifiée par les hautes tours qui balayaient les montagnes et la vallée où se dressait le laboratoire. Et la lune de la Mère Hitton, qui tournait toujours imperturbablement au-dessus de la ferme, la relayait dans toutes les directions.

De la lune à facettes, elle était transmise à un réseau de seize satellites, qui faisaient apparemment partie du système d’observation météorologique et qui couvraient non seulement l’espace, mais le sous-espace lui-même. Les Norstraliens avaient pensé à tout.

Par son casque d’écoute, la Mère Hitton reçut les brefs signaux de l’alerte.

Un appel retentit. Elle sentit son pouce s’engourdir.

Un bruit strident s’éleva.

Les visons s’éveillèrent.

Immédiatement, la salle s’emplit de sifflements, de grognements, de hurlements.

Confusément, sous les voix des animaux, elle perçut un autre bruit : grattements et tambourinements saccadés, semblables au bruit de la grêle tombant sur un lac gelé. C’étaient les griffes de centaines de visons cherchant à se frayer un chemin à travers les panneaux d’acier de leurs cages.

La Mère Hitton entendit un gargouillement. Un vison avait réussi à se libérer les pattes et s’attaquait à sa gorge. Elle entendit la fourrure se déchirer, les veines se sectionner.

Elle prêta l’oreille, guettant la cessation de ce bruit précis, mais sans obtenir aucune certitude. Les autres faisaient trop de vacarme. Un vison de moins.

À son poste, elle était partiellement à l’abri du relais télépathique, mais pas totalement. Malgré son âge, des rêves étranges et démentiels fulgurèrent à travers son corps. Elle frémit de haine à la pensée de tous les êtres qui souffraient au-delà d’elle — et ce terriblement, car ils n’étaient pas protégés par les défenses norstraliennes.

Elle ressentit les pulsations sauvages de la concupiscence oubliée depuis si longtemps.

En elle renaissait le désir de choses dont elle croyait avoir perdu le souvenir. Elle éprouva les spasmes de terreur qu’exprimaient des centaines d’animaux.

Et sous ce déferlement d’émotions démentielles, la partie saine de son esprit s’interrogeait : « Combien de temps pourrai-je supporter cela ? Jusqu’à quand devrai-je le supporter ? Seigneur, ayez pitié de votre peuple ! Ayez pitié de moi ! »

La lampe verte s’alluma.

Elle enfonça un bouton de l’autre côté de son siège. Le gaz s’échappa en sifflant. Elle perdit connaissance, sachant que ses chatons sombraient dans l’inconscience en même temps qu’elle.

Elle se réveillerait avant eux et s’attellerait à sa tâche : compter les survivants, enlever ceux qui s’étaient ouvert la gorge et ceux qui avaient succombé à un arrêt du cœur, panser les blessures, soigner ses animaux vivants et endormis… endormis et heureux… s’accouplant et vivant dans leur sommeil… jusqu’à ce que la prochaine alerte les réveille pour défendre des trésors qui étaient le bonheur et la malédiction de sa planète.

 

 

6

 

 

Tout s’était passé pour le mieux. Lavender avait réussi à trouver un vaisseau planoforme illégal. Exploit remarquable, car les vaisseaux planoformes étaient strictement contrôlés ; toute une planète de voleurs aurait pu y travailler l’espace d’une vie entière sans réussir à se procurer un vaisseau illégal.

Lavender disposait de tout l’argent qu’il voulait — l’argent de Benjacomin.

La richesse honnêtement gagnée de la planète des voleurs avait payé toutes les falsifications et les dettes, les transactions imaginaires entrées dans les ordinateurs et concernant des vaisseaux, des cargaisons et des passagers dont on perdrait la trace dans le commerce de dix mille mondes.

« Qu’il paye », dit Lavender à l’un de ses collègues, un agent norstralien qui, comme lui, jouait les truands. « Il règle un vol futur avec de l’argent honnête ; qu’il en dépense le plus possible ! »

Juste avant le départ de Benjacomin, Lavender envoya un dernier message.

Il le fit passer par le Brave-Capitaine qui, généralement, n’en transmettait pas. Le Brave-Capitaine était un commandant de la flotte norstralienne qui avait reçu l’ordre de dissimuler soigneusement son identité.

Le message concernait le paiement du planoforme — quelque vingt tablettes de stroon qui hypothéqueraient les ressources de Viola Siderea pendant des centaines et des centaines d’années. Le Brave-Capitaine dit : « Inutile d’envoyer ce message. La réponse est oui. »

Benjacomin entra dans la cabine de pilotage, ce qui était contraire au règlement, mais Benjacomin avait loué le vaisseau dans le but exprès de violer les règlements.

Le Brave-Capitaine le considéra d’un œil incisif.

« Sortez. Vous êtes un passager.

— Vous avez à bord mon petit yacht, dit Benjacomin. Je suis le seul homme ici en dehors de l’équipage.

— Sortez. Vous êtes passible d’une amende si l’on vous surprend ici.

— Aucune importance. Je la paierai.

— Vous la paierez ? Vous paieriez vingt tablettes de stroon ? C’est ridicule. Personne ne dispose d’une telle quantité de stroon. »

Benjacomin éclata de rire, pensant aux milliers de tablettes qu’il posséderait bientôt. Il n’avait qu’à laisser le vaisseau planoforme derrière lui, frapper une fois, franchir la barrière des « chatons » et revenir.

Il était puissant, il était riche, il était sûr de réussir. Payer vingt tablettes de stroon en hypothéquant sa planète, quel prix dérisoire pour obtenir mille fois plus ! Le Brave-Capitaine répliqua : « Le jeu n’en vaut pas la chandelle. Ce n’est pas la peine de risquer vingt tablettes juste pour rester ici. Mais je peux vous indiquer un moyen de pénétrer le réseau des défenses norstraliennes, si cela vaut pour vous vingt-sept tablettes. »

Benjacomin se raidit.

Un instant, il crut qu’il allait mourir. Tout son labeur, ses longues années d’entraînement — l’enfant mort sur la plage, tous les crédits de sa planète risqués dans cette aventure, et maintenant cet antagoniste inattendu !

Il décida de faire front.

« Que savez-vous ? dit Benjacomin.

— Rien, dit le Brave-Capitaine.

— Vous avez parlé de Norstralie.

— C’est exact, dit le Brave-Capitaine.

— Dans ce cas, vous savez. Qui vous a mis au courant ?

— Où peut aller un homme qui cherche d’infinies richesses ? Si vous réussissez, vingt tablettes, ce n’est rien du tout pour un homme tel que vous.

— Cela représente deux cents ans de travail pour trois cent mille hommes, riposta Benjacomin d’un ton farouche.

— Si vous réussissez, vous en aurez bien davantage, et votre peuple aussi. »

Benjacomin pensa aux milliers et aux milliers de tablettes.

« Cela, je le sais, dit-il.

— Et si vous échouez, vous avez toujours la carte.

— C’est exact. D’accord, faites-moi pénétrer le réseau des défenses norstraliennes et vous aurez vos vingt-sept tablettes.

— La carte d’abord. »

Benjacomin refusa. C’était un voleur entraîné, et il s’y connaissait en escroqueries. Puis il réfléchit. Il se trouvait au moment crucial de sa vie. Il fallait bien prendre quelques risques.

Il fallait mettre la carte en gage. « Je vais la marquer, et ensuite je vous la rendrai. »

Sous le coup de l’émotion, Benjacomin ne remarqua pas que le Brave-Capitaine introduisait la carte dans un duplicateur, que la transaction était enregistrée, le message relayé jusqu’à Olympie, que la perte subie par Viola Siderea et la constitution d’une hypothèque sur la planète furent créditées au compte de certaines agences commerciales de la Terre pour les trois cents ans à venir.

Benjacomin rentra en possession de sa carte avec l’impression d’être un honnête voleur.

S’il mourait, la carte serait perdue et son peuple n’aurait pas à payer. S’il réussissait, il pourrait payer cette petite somme de sa poche.

Benjacomin s’assit. Le Brave-Capitaine donna le signal à ses bouteurs de lumière. Le vaisseau bondit.

Pendant une demi-heure subjective, ils foncèrent dans l’espace. Le Brave-Capitaine, coiffé d’un casque spatial, trouvait sa route au jugé, passant de repère en repère pour regagner sa planète natale. Il devait feindre d’ignorer la route, pour éviter que Benjacomin ne se doute qu’il était tombé aux mains d’un agent double.

Mais le Brave-Capitaine était bien entraîné ; aussi bien que Benjacomin.

Agents secrets et voleurs ne manquent pas de points communs.

En planoformant, ils pénétrèrent le réseau des communications norstraliennes. Benjacomin lui serra la main en prenant congé.

« Vous pourrez vous matérialiser dès que je vous en donnerai le signal. Bonne chance, dit le Brave-Capitaine.

— Moi aussi, je me souhaite bonne chance », dit Benjacomin.

Il monta dans son yacht spatial. En moins d’une demi-seconde dans l’espace réel, les vastes étendues grises de Norstralie lui apparurent. Le vaisseau, qui ressemblait à un simple cargo, disparut en planoformant, et le yacht se retrouva seul.

Le yacht plongea.

Pendant quelques instants, Benjacomin fut saisi d’une confusion et d’une terreur abominables.

Il ignora toujours l’existence de la femme qui se trouvait au-dessous de lui. En revanche, elle perçut distinctement sa présence et sa réaction lorsqu’il reçut de plein fouet les ondes télépathiques transmettant la fureur démesurément amplifiée des chatons. La partie consciente de son esprit fut tétanisée par le choc. Son expérience subjective s’allongea, transformant deux ou trois secondes en mois entiers d’affolement panique, et Benjacomin Bozart fut submergé par la marée de sa propre personnalité. Le relais lunaire concentrait sur lui la folie furieuse de centaines de visons. Les synapses de son cerveau se modifiaient pour opposer une résistance désespérée à des assauts qu’aucun humain n’avait jamais connus. Puis son esprit conscient, au paroxysme de la tension, s’anéantit.

La personnalité subcorticale survécut plus longtemps.

Son corps lutta quelques minutes. Fou de faim et de luxure, son corps s’arqua sur le siège de pilotage, sa bouche mordit son propre bras. Dans un accès de rage démente, sa main gauche déchira son visage, arracha son œil gauche. Haletant, en proie à un désir bestial, il tentait de se dévorer lui-même… non sans un certain succès.

Le terrifiant message télépathique des chatons désintégrait son cerveau.

Les visons mutants étaient bien réveillés maintenant.

Le réseau de satellites avait empoisonné tout l’espace environnant de la démence soigneusement entretenue chez les visons.

Le corps de Bozart ne vécut pas longtemps. Au bout de quelques minutes, il s’était ouvert les artères ; sa tête s’affaissa sur sa poitrine, et le yacht désemparé plongea vers les entrepôts qu’il prévoyait de dévaliser. La police norstralienne recueillit ses restes.

Tous les policiers étaient malades. Tous étaient livides Certains avaient vomi. Ils étaient passés à la limite extérieure du système de défense. Ils avaient traversé l’émission télépathique à l’endroit où elle était la plus faible. Mais cela avait suffi pour les incommoder gravement.

Ils ne voulaient pas savoir.

Ils voulaient oublier.

L’un des jeunes policiers considéra le corps. « Qu’est-ce qui a bien pu mettre cet homme dans un tel état ?

— Il a choisi le mauvais métier, dit son capitaine.

— Lequel ? demanda le jeune policier.

— Celui qui consiste à voler les Norstraliens, fiston. Nous sommes bien défendus, et nous ne voulons pas savoir comment. »

Le jeune policier évitait de regarder le corps de Benjacomin Bozart, mais la réplique de son supérieur l’avait humilié et il sembla un moment sur le point de le défier.

Un policier plus ancien lui dit : « Tout va pour le mieux. Il n’a pas mis longtemps à mourir, et c’est lui qui a tué le petit Johnny.

— Oh, c’est lui ? Nous l’avons déjà retrouvé ? »

Le vieil officier acquiesça de la tête. « Nous l’avons amené ici. Nous l’avons conduit à sa mort. C’est ainsi que nous vivons. C’est dur, n’est-ce pas ? »

 

Les ventilateurs bourdonnaient doucement. Les animaux avaient retrouvé le sommeil. Un jet d’air tombait sur la Mère Hitton. Les relais télépathiques restaient branchés. Elle percevait tout, elle-même, les entrepôts, la lune à facettes, les petits satellites. Mais il n’y avait plus aucune trace du voleur.

Elle se leva en chancelant. Ses vêtements étaient humides de sueur. Elle allait prendre une bonne douche et se changer…

 

Sur le Berceau de l’Homme, le Circuit Commercial de Crédit émettait des appels stridents pour attirer l’attention d’un être humain. Un jeune Sous-chef de L’Instrumentalité s’approcha de la machine et tendit le bras.

La machine laissa tomber une carte dans sa main.

Il la considéra.

« Au débit de Viola Siderea — et au crédit de la Terre — sous-crédit au compte norstralien — quatre cents millions de mégannées de travail humain. »

Bien que seul, il siffla entre ses dents dans la salle déserte. « Nous serons tous morts, avec ou sans stroon, avant qu’ils aient fini de payer tout ça ! » Il sortit annoncer à ses amis l’étrange nouvelle.

La machine, n’ayant pas récupéré la carte, en fabriqua une autre.

 

La Planete Shayol
titlepage.xhtml
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_000.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_001.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_002.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_003.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_004.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_005.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_006.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_007.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_008.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_009.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_010.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_011.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_012.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_013.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_014.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_015.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_016.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_017.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_018.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_019.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_020.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_021.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_022.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_023.htm
Smith, Cordwainer - [Seigneurs de l'Instrumentalite 2] La Planete Shayol_split_024.htm